ENTRE LES LIGNES - Eva Husson
Becoming Jane
Eva Husson propose un portrait d’émancipation féminine par la littérature, dans une chronique dramatique à l’anglaise manquant de maîtrise et de souffle.
«Le roman est ce que chaque auteur en fait. Il faut simplement exister - essayer d'exister dans ce qu'on écrit ». Cette citation de l’autrice britannique Doris Lessing (extraite d’un entretien avec Jean-Maurice de Montremy, avril 1990) pourrait être le leitmotiv du troisième long-métrage de la réalisatrice française Eva Husson (après Bang gang et Les Filles du soleil). D’abord parce qu’Entre les lignes est l’adaptation du court roman de l’auteur Graham Swift, Le Dimanche des mères. Ensuite parce que la figure de Doris Lessing est une référence assumée pour la réalisatrice et sa scénariste, la dramaturge anglaise Alice Birch (Normal People, Succession, Dead Ringers…). Quelques emprunts à la vie de Lessing sont parsemés au cours du film pour donner corps aux ambitions littéraires du personnage de Jane (Odessa Young), surtout dans les interstices du présent où Jane alors âgée (interprétée par l’exquise mais trop rare Glenda Jackson) se remémore le fameux dimanche de mars 1924, celui qui a tout fait basculer. Celui qui a extrait son destin de son déterminisme social pourtant tout tracé. Celui qui a fait d’elle une autrice, une femme libre et émancipée.
Écrire pour exister
Husson filme la fin d’une société. La fin d’un monde. La Grande Guerre a ravagé l’Europe. L’Angleterre peine à se remettre de la perte de ses jeunes hommes, tous mobilisés par l’effort de guerre et dont des centaines de milliers ont laissé leur vie sur les plaines du nord de la France. Ne restent que les vivants, qui, tels des fantômes, errent et tentent non sans peine de continuer de vivre. C’est dans ce contexte que l’on suit la jeune Jane, bonne au service d’une famille d'aristocrates dans la campagne anglaise. Fête des mères oblige, elle obtient une journée de congé exceptionnelle. Étant orpheline et n’ayant aucune tombe à fleurir, la jeune femme est libre de retrouver son amant secret, Paul, un jeune étudiant aristocrate (Josh O’Connor) sur le point de se marier avec une femme de son rang.
Le film suit le schéma narratif de la petite histoire dans la grande. Pourtant, on se lasse vite de cet amour interdit et impossible dans l’entre-deux-guerres, la faute à des choix de mise en scène trop contemplatifs. À force de vouloir soigner sa photographie – par ailleurs chatoyante (elle est signée de Jamie D. Ramsey) – le film ne décolle jamais et finit même par se figer dans ses intentions picturales. Là où il voulait offrir à son héroïne d’amples moments de liberté, de transgression et de reprise de pouvoir, il manque sa cible. La longue déambulation nue de Jane, dans un manoir vidé de ses occupants, le long de couloirs peints de fresques murales du Douanier Rousseau, en est l’exemple le plus parlant. La métaphore visuelle s’essouffle rapidement et l’idée du retour à la Nature est assez maladroite. On est presque blasé devant cette utilisation du nu, qui quelques scènes auparavant était bouleversante et sensuelle. Le film y offre ses plus belles scènes, où Jane et Paul s’étreignent langoureusement en se murmurant avec désespoir leur passion amoureuse mutuelle.
Husson est meilleure quand elle évoque la tragédie d’une nation à l’échelle de deux familles d’aristocrates bientôt liées par le mariage. Le jeu des comédiens y est sobre et le texte ciselé. Tout est montré par petites touches avant d’atteindre des éclats de douleurs cathartiques. Elle capte avec acuité la fin d’un certaine grande bourgeoisie frivole, hors sol, et l’arrivée d’une nouvelle classe moyenne cultivée représentée par Jane, future romancière à succès. La non-linéarité du récit joue en sa faveur, rendant le tout brumeux à l’image de la mémoire humaine. La partie se consacrant au milieu de la vie de Jane est presque superflue tant elle se greffe mal à l’événement principal. Fort marqueur émotionnel de sa vie de femme, ces années et cette autre histoire d’amour formatrice peinent à exister face à la passion qu’elle a partagée avec Paul. On ressort déçu par cette proposition bucolique qui aurait mérité un peu plus de caractère et de personnalité, à l’instar de son héroïne.
LISA DURAND