RENCONTRE AVEC TAMER RUGGLI — « Ce film, c’était un retour aux sources »

© Unifrance

Retour en Alexandrie est à la fois un portrait de famille librement inspiré des souvenirs d’enfance du cinéaste suisso-égyptien Tamer Ruggli – un regard nostalgique sur une Égypte d’antan –, et le récit d’une relation complexe et touchante empreint de poésie entre une mère (Fanny Ardant) et sa fille (Nadine Labaki). Un duo insolite à découvrir en salle le 22 janvier 2024.

Tamer, pouvez-vous nous raconter comment est entré le cinéma dans votre vie ? 

Je voulais être dessinateur de bande dessinée ou faire de l’animation. J’ai d’abord fait une école d’art, et puis, après, je ne savais pas trop ce que je voulais faire. J'ai regardé les études qui se faisaient, et je suis tombé sur l’ÉCAL, l'école d'arts appliqués de Lausanne en Suisse. Le cinéma englobe vraiment tout ce qui est visuel, que ce soit la création d'un personnage, l’écriture, les costumes, le maquillage, le choix de la musique, etc., donc c'est venu par hasard, mais en même temps, faire du cinéma était une évidence assez rapidement pour moi. 

Un premier film que vous avez vu et qui vous a marqué ? 

Il y en a eu beaucoup. Parmi les films d'auteur, celui qui m'a peut-être le plus marqué, et qui a été une révélation pour moi, c'est Distant Voices, Still Lives de Terence Davies, qui est le portrait émouvant d’une famille irlandaise. Les films d'Almodovar aussi m’ont beaucoup touché, comme Talons Aiguilles, et puis bien sûr le cinéma de John Waters, pour aller vers quelque chose de plus camp, comme Serial Mom par exemple, ou l’univers de Tim Burton. 

© Unifrance

Retour en Alexandrie est votre premier long-métrage et raconte notamment la relation conflictuelle entre une fille et sa mère qui ne se voient plus et ne se parlent plus depuis des années. Comment est née l'idée du film ? Et quelles étaient vos intentions avec ce film ?

J’ai grandi en écoutant les histoires que ma mère me racontait sur sa relation avec ma grand-mère, issue de cette aristocratie ancienne égyptienne. J'ai connu ma grand-mère, j'ai son image en tête, mais j’ai en même temps l'image que ma mère me racontait, tout en ayant une bonne relation avec les deux. Comme il s’agit de mon premier film, il fallait que cela me touche personnellement pour réussir à le porter. C’est donc devenu rapidement une évidence : j'avais envie de raconter cette histoire-là, qui est aussi mon histoire, parce que, même si c'est l'histoire d'une mère et de sa fille, je me vois beaucoup dans le personnage de Sue joué par Nadine Labaki. Notamment par rapport à cette dualité au pays, par rapport aux racines. Se sentir Égyptien sans vraiment l'être quand on y retourne après longtemps. C'était un retour aux sources pour moi, finalement, ce film.

 Le choix du casting est inattendu et original. Comment avez-vous choisi les comédiennes, notamment la cinéaste libanaise Nadine Labaki et l’actrice française Fanny Ardant ?

Concernant Nadine, c'était très tôt une évidence. Très tôt, j'ai pu entrer en contact avec elle, lui soumettre le scénario. Il faut dire que je connaissais Nadine, en tant que réalisatrice, et déjà je l'appréciais énormément. Depuis son film Caramel, elle était pour moi une référence du nouveau cinéma arabe, dans un contexte pas forcément politique. J'ai eu très tôt l'occasion de lui en parler, et  comme elle parle parfaitement le français et a grandi avec le cinéma égyptien, il y avait cette aisance pour elle d’adopter l’accent et la mélodie de la langue égyptienne.

Pour Fanny Ardant, il faut savoir que dans ma famille, les femmes avaient ce côté très européen, très français. C'est l'image que j'ai gardée de la femme égyptienne, de cet entourage avec lequel j'ai pu grandir. Des femmes qui ont un petit accent, mais qui rêvent de la vie parisienne, qui parlent couramment le français, qui ont une façon d'être supérieures aux autres femmes égyptiennes. Et j'ai trouvé cette espèce de grâce un peu intemporelle chez Fanny Ardant, avec qui j’ai pu discuter assez rapidement.

© Unifrance

Comment s’est passée votre collaboration, comment avez-vous travaillé ensemble, notamment la langue arabe, avec Fanny Ardant ?

.Nadine a eu une coach pour travailler l'accent égyptien, elle a travaillé avec la productrice et réalisatrice Marianne Khoury qui est aussi la nièce de Youssef Chahine. Ce qu'il faut dire sur Nadine, c'est qu'elle est très spontanée. Elle est préparée, mais sur le plateau de tournage, elle ne va pas forcément faire la même chose à chaque prise, elle propose quelque chose de différent. Fanny, qui représente une autre école de cinéma, vient très préparée sur le tournage, a une idée précise de ce qu'elle veut proposer. Donc, il y avait un peu moins de spontanéité, du fait, aussi, qu'elle ne parle pas l'arabe. Pour la prononciation de la langue, c'est moi qui lui ai servi de coach. Je suis un étranger, donc je sais comment les étrangers parlent, où ils vont peiner phonétiquement, pouvoir bien prononcer un mot. Je suis assez fier d'ailleurs de son accent et des quelques paroles égyptiennes qu’elle a su chantonner.

Aussi, en tant que cinéaste d’un premier film, il y avait beaucoup de pression, mais je pense que c'était un projet tellement compliqué – du fait qu'on tournait en Égypte, qu'on avait beaucoup d'acteurs égyptiens et une équipe étrangère – que cette pression s'est noyée dans le décor, mais je n'avais plus vraiment d'appréhension ou de peur à travailler avec elles. Si j’avais fait un film très classique en Suisse ou en France, j'aurais peut-être eu plus de pression, parce que j’aurais été dans un environnement où je me sens plutôt à l'aise. Très honnêtement, c'était un chouette tournage, qui a eu ses complications, mais on a réussi à le vivre de la plus belle des manières.

Retour en Alexandrie propose d’autres représentations des femmes égyptiennes et notamment arabes au cinéma, loin des clichés habituels. Pourriez-vous nous en dire plus ? 

Comme je l'ai dit, quand je passais mon enfance en Égypte, j'ai grandi avec ces femmes-là, des femmes qui me terrifiaient par moments, mais avec qui j'avais le plaisir de retourner chez ma tante, même si elle disait des atrocités comme on peut le voir dans mon film. Finalement, il y a beaucoup d'amour qui se dégage de cette maladresse, parce que ce sont des personnes qui ne savent peut-être pas vraiment aimer ou aiment d'une façon un peu maladroite. C'était important pour moi de montrer la femme égyptienne de mon entourage à des personnes européennes qui n'avaient pas du tout cette image-là. On a souvent en Suisse, en France aussi, l’idée que les femmes arabes seraient plutôt soumises, mais ces femmes sont très brutes, même vulgaires par moments dans la façon dont elles s'expriment avec liberté. Comme je le montre avec le personnage de Fayrouz, interprété par Fanny, qui a une espèce de fêlure. On voit qu'il y a une souffrance dans le contexte familial. Cette société a des attentes envers les femmes : se marier, avoir des enfants, servir de modèle, de femme modèle, de femme-trophée aussi. Du coup, il y a une souffrance, en tout cas un balancement entre ces deux demandes. Sue aussi : elle est une femme non accomplie, on va dire, parce qu'elle n'est pas mariée, parce qu'elle n'a pas eu d’enfant. Donc, elle a cette pression, ce sentiment qu’elle n'est pas finie en quelque sorte. J'aime bien l’idée que le film est un coming of age, à un âge plutôt avancé du personnage de Nadine qui va pouvoir passer et s’ouvrir à autre chose. 

Votre film comporte majoritairement des personnages féminins, complexes, drôles, inspirants et notamment d’un certain âge, ce qui est assez rare au cinéma. Avez-vous rencontré des difficultés pour concrétiser ce projet de film ? 

Il y a quand même une petite fille, Eva, qui joue le rôle de Bobby. Ce n’était pas une volonté dans le scénario d’avoir cette ambiguïté pour le personnage de Bobby, mais j'ai eu beaucoup de chance de trouver Eva, qui apporte ce côté androgyne au personnage de Sue. Elle navigue entre ce qu'elle aurait voulu avoir, ce qui aurait été peut-être mieux pour elle en tant que garçon dans un monde en Égypte à cette époque-là.

C’est la plus jeune actrice dans le film. Sinon, c’est vrai, ce sont plutôt des personnages d'âge mûr. Une femme qui a la quarantaine est pour moi ce qu’il y a de plus intéressant à raconter. C'est là où je la trouve vraiment belle, épanouie et sûre d'elle. Affranchie et touchante dans le fait qu’elle a fait des erreurs, qu’elle va en faire d'autres, mais qu’elle s'est déjà un peu construite. Et puis, c’est intéressant d'avoir un personnage comme Sue dans le film, un peu maladroite, et qui, à cet âge,  reste quand même une petite fille qui a envie d'être aimée par sa mère. Enfin, il y a cette envie d'être acceptée, d'être aimée. Donc je trouvais très touchant de montrer cela à cet âge-là. 

On est dans un air du temps où la représentation de la femme à un âge plutôt avancé est un peu plus demandée. D’ailleurs, mon prochain film ne sera qu'avec des Égyptiennes de 50 et 60 ans. C’est quelque chose que je souhaite continuer à montrer et à raconter.

Et par rapport à l'âge, j’ai une petite anecdote : je parlais avec un ami égyptien qui a grandi en Suisse aussi, et nous nous sommes rendu compte que quand nous parlons en égyptien, nous parlons un égyptien de vieux. Nous avons grandi avec des personnes plutôt âgées, et qui avaient une certaine façon de s'exprimer. Je ne parle pas du tout l'égyptien des gens de mon âge quand je vais en Égypte. Du coup, c'est peut-être aussi lié au fait que j’ai plus d'affinités avec cette tranche d'âge.  

© Unifrance



 
Retour en Alexandrie est un film à la croisée des genres, qui emprunte les codes du road movie, de la comédie, du drame, mais aussi un peu du fantastique avec les apparitions fantomatiques de Fayrouz. Quelles ont été vos inspirations et références pour réaliser ce film ?

 C’est un film très queer, même si cela ne parle pas forcément d'homosexualité, mais dans l'esthétique, dans la représentation de la femme, avec ce côté un peu extravagant, cette opulence, cette extravagance, donc c'est clair qu'un cinéma d'Almodovar, un cinéma de John Waters sont des références. Mais, comme je l’ai dit, j'aime beaucoup le dessin animé, le côté Disney, donc il y a aussi du fantastique dans le fait de créer des personnages. Cela peut paraître un peu enfantin, mais les personnages Disney, par exemple, ont un costume assez marqué visuellement. Quand on pense à Belle, à Ariel, on les identifie automatiquement. J'ai essayé d'incorporer cela au personnage de Fanny, qui est toujours habillée en vert, qui a toujours cette silhouette très cintrée, avec des épaulettes, des gants, etc. D’une certaine manière, j'essaie de créer un personnage un peu graphique, iconique.

C'est certainement une référence aussi. Et j'adore les films de cinéma d’horreur. Ce n'est pas forcément une inspiration pour ce film, mais tout ce qui est slasher, film de requins, c'est une passion. Je trouve très poétique le traitement des fantômes, ou plutôt des esprits, dans le cinéma asiatique. Souvent, ce ne sont pas des choses qui font peur, mais simplement des personnes qui vivent avec nous, et qui ont été traitées de manière assez naturaliste dans le récit du film. C’était aussi important pour moi de créer cette espèce d'univers, cette spiritualité, où les morts sont présents dans nos cœurs, en tout cas.

L’Égypte est un personnage à part entière du film, on ressent dans votre manière de filmer Le Caire et Alexandrie une certaine nostalgie de l’âge d’or de l’Égypte, notamment par le choix des lieux filmés, les costumes portés et le choix des musiques. Pouvez-vous nous parler de votre rapport à l’Égypte ?

L'Égypte dont j’ai la nostalgie, c'est l'Égypte de mon enfance, c'est l'Égypte que j'ai connue étant petit, c'est l'Égypte que j'ai connue à travers les histoires des personnes qui ont vécu cette vie. C'est bizarre, c'est une espèce d’hybride, ce n’est pas une Égypte que je connais, mais c'est l'Égypte que je porte dans mon cœur et que j'ai pu vivre à travers mon enfance, à travers les récits des personnes qui ont aimé cette Égypte, cet âge d'or. Je suis aussi une personne très nostalgique. Les Égyptiens sont, il me semble, également des personnes plutôt plongées dans les réminiscences du passé. Dans le film, le personnage de Nadine a quitté l’Égypte et va y retourner après vingt ans. C’est aussi une sorte de pèlerinage dans le passé. C’était une volonté de créer une temporalité, bien que cela se passe à notre époque, mais toujours un peu baignée dans du vieux, dans des choses que nous avons vécues, dans des souvenirs. La boutique vintage était une volonté de créer cet univers, cette bulle très années 1950, 1960, 1980. Avec le personnage du chauffeur de taxi, par contre, nous avons voulu créer une Égypte plus contemporaine, plus actuelle à ce qu'elle va se frotter aussi en retournant dans son pays. Pour moi, c'est une qualité, j’ai l'impression que ce n'est pas un pays qui change. Ce n'est pas négatif du tout, parce que je ne parle pas de changement politique ; c’est la ville, je peux y retourner et reprendre directement là où je l'ai quittée la dernière fois, avec la même aura et la même énergie.

© Unifrance

Pourquoi avez-vous choisi Alexandrie comme lieu central du récit ? Que représente cette ville ?

Alexandrie est une ville qui vit dans les souvenirs des gens qui l'ont connue.

Il y a beaucoup de gens qui le disent. Pour moi, Alexandrie, ce n'est pas une ville actuelle. Il y a un côté dolce vita : on se rappelle, on se souvient comment était Alexandrie à cette époque-là, comment étaient les jardins du palais de Montazah, comment étaient les plages. Les communautés grecque, italienne, juive aussi. C’est une espèce de melting-pot très artistique, très ouvert aussi. Cela a énormément changé, et pas forcément dans le bon sens esthétiquement. C'est quelque chose qui est voué à disparaître j’ai l'impression, malheureusement. C'était cette Alexandrie que les gens ont envie de voir, finalement.

Est-ce que le film va sortir en Égypte ? 

Le film est déjà sorti en Égypte. Il était très longtemps à l'affiche, d'ailleurs, dans les cinémas au Caire. J'ai pu y aller aussi pour le présenter. À cause du covid, il a été sélectionné deux fois au Festival du Caire. C’est un film très égyptien dans l'humour, dans la façon de montrer le pays. Concernant l'accueil, ce qui m'a énormément touché, c’est que j'ai souvent eu des remarques où on m’a dit, C'est fou qu'on ait eu besoin d’un khawaga, d'un étranger, pour nous montrer comment l'Égypte peut être belle, comment elle peut être dans notre cœur, les gens, les lieux que l’on connaît. Et finalement, je crois qu'il y a beaucoup de bienveillance par rapport à ce film de ce point de vue. Ils n'ont pas du tout vu cela comme une équipe européenne qui vient faire un film en Égypte. Le peuple égyptien est très bienveillant, mais cela peut être pris comme un film touristique, comme un film qui s'approprie une culture, cependant je pense que le film est très égyptien de cœur, dans le sens où j’ai travaillé avec des acteurs et actrices secondaires qui sont des personnalités très connues en Égypte. Donc il y avait aussi une envie de jouer avec cette culture et cette émulation.

Y a-t-il une réalisatrice dont vous aimez le travail et qui vous inspire ? 

Nadine Labaki est une réalisatrice que j'apprécie beaucoup, ainsi que Sofia Coppola.

Quels sont vos projets à venir ? 

Je prépare un second long-métrage, en phase de financement, qui parlera de l'homosexualité en Égypte, aussi bien masculine que féminine, dans un milieu upper middle class, et qui abordera des sujets qui peuvent susciterdes problématiques en Égypte. C’est l'histoire d’un groupe de copines qui font un dernier pèlerinage ensemble. Le fils gay de l'une d'entre elles va s'inviter dans ce groupe d'amies. Il y a beaucoup de questionnements sur toutes les relations qu'elles ont entre elles. Ces femmes sont en dissonance avec la culture égyptienne actuelle. Cela va parler d'amitié, de sexualité, d'ouverture d'esprit aussi. Il y a des thématiques comme ça en Égypte. Et puis, j'ai un autre film en développement, qui sera tourné en Italie, et qui se situe dans les années 1960. Donc, quelque chose de nostalgique aussi.

 Propos recueillis par Sarah Dulac Mazinani

Précédent
Précédent

CHÂTEAU ROUGE - Hélène Milano

Suivant
Suivant

RENCONTRE AVEC HÉLÈNE MILANO – « En documentaire, le temps est mon meilleur ami »