UNE HISTOIRE À SOI - Rencontre avec Amandine Gay

Réalisatrice, mais aussi sociologue, afroféministe et autrice - son essai Une poupée en chocolat sortira en septembre prochain -, Amandine Gay sort son prochain long-métrage Une Histoire à Soi le 23 juin prochain. À travers le documentaire d’archives, la cinéaste offre les témoignages touchants et essentiels de cinq personnes adoptées à l’international. Nous avons rencontré la réalisatrice pour aborder son processus de création, la réappropriation de la narration en tant que personnes adoptées et les entraves au financement de son second long-métrage. 

Dans Ouvrir la Voix, vous donniez la parole à 24 femmes noires à travers une conversation filmée. Dans Une Histoire à soi, vous passez au documentaire d’archives. Pourquoi ce choix ?

Amandine Gay : Ce qui était important pour moi, c’était de trouver une forme qui fasse écho à la thématique du film. Ouvrir la voix parle de la réappropriation de la narration par des femmes noires, donc il me paraissait important de faire un film d’entretien, pour pouvoir mettre leur parole au centre du film. Avec Une Histoire à Soi, c’est la question de l’accès des personnes adoptées à leurs archives qui était centrale. 

Il y a dans le film cinq intervenant‧es aux parcours très différents, mais qui se font écho dans leur volonté de renouer avec leurs origines. Comment les avez-vous choisi‧es ? 

A.G : Cela a été un processus assez long. Nous voulions que ce soit mixte, d'âges différents, avec des personnes d’origines assez diverses pour que l’on puisse avoir plusieurs types de récits sur l’adoption transnationale. Il fallait aussi que ces personnes aient accès à un certains nombre d’archives assez variées pour pouvoir illustrer le tout. Avec tous ces critères, on a commencé à rencontrer plusieurs personnes, qui devaient aussi être capable de donner un sens à leur récit, et avoir un regard un peu politique sur l’adoption. Il y a une certaine mise en danger pour ces personnes dans la mesure où elles interviennent publiquement sur un sujet politique qui est celui de l’adoption internationale, qui pouvait aussi engager leur propre famille. 

Ouvrir la voix, Amandine Gay (2017)

On a pu rencontrer 93 personnes, d’abord dans plusieurs pays comme la France, la Suisse et aussi la Belgique. Mais on s’est vite rendu‧es compte que la dimension logistique des archives était déjà tellement complexe en soi qu’on ne pouvait pas faire un film en dehors de la France. Avec Enrico Bartolucci, qui était déjà à l’image, au son et au montage sur Ouvrir la Voix, on a rencontré ces personnes dans un café, pour les pré-entretiens. On leur a d’abord pitché le film, en expliquant nos intentions politiques et esthétiques, pour être sûr‧es que ces personnes soient à l’aise avec l’idée du film. Après un temps de réflexion, elles sont revenues vers nous pour enregistrer ou non leur histoire. De 93 on est passé à 42 personnes pour faire les enregistrements. En les écoutant, il a fallu réfléchir à la cohérence des récits entre eux. On est donc passé à 19 transcriptions qui nous paraissaient assez riches, et on en a fait 11 pré-montages pour voir s’il était possible de réduire leur récit à une vingtaine de minutes, pour l’inscrire dans la durée du film sans dénaturer leurs propos. 

C’est à partir de ce moment qu’a commencé le travail de montage avec leurs archives, qui allaient du dessin d’enfant aux vidéos sur smartphone. Il fallait réussir à rendre le tout le plus intéressant possible d’un point de vue visuel, donc il fallait choisir des participant‧es avec des archives qui se complétaient bien. Et c’est là qu’on est passé à 5 interventions qui constituent le film. 

"Ce sont des questions qu’on peut se poser pour toutes les personnes minoritaires : de quoi avons-nous besoin pour pouvoir nous construire, pour aménager un espace qui ne nous appartient qu’à nous ?"

Dans le film, vous refusez la voix off. Pourquoi avoir fait ce choix de ne pas en inclure ? 

A.G : Je suis née sous X en France, donc c’est aussi pour cela que mon histoire ne fait pas partie du film. Si je refuse la voix off, c’est parce que j’essaye de faire du cinéma d’auteur populaire. Ce qui m’intéresse c’est de voir comment je peux tirer la corde du genre de la manière la plus radicale possible pour en faire quelque chose de cinématographique, tout en restant dans quelque chose qui reste accessible. Les films d’archives ont tendance à ne pas être considérés comme des films d’art, principalement car c’est un genre beaucoup utilisé à la télévision. Généralement, il y a une voix off qui décrit ce qu’on voit à l’écran de manière explicative. Avec quelque chose, par exemple qui ressemblerait à : « l’adoption internationale commence lors de la Seconde Guerre Mondiale ». Les images vont servir à illustrer le propos. 

L’idée c’est de se demander comment on fait un film d’archives qui ressemble à un film d’auteur. Il faut se débarrasser de tous les gimmicks du film d’archives télévisuel, donc on enlève la voix off et on construit une narration à travers la parole des intervenant‧es. Il n’y a pas de paroles d’expert‧es ni de récit didactique, on est plutôt centré sur l’émotion et l’expérience de vie dont découle un propos politique, sur les racines, les relations Nord et Sud, les questions raciales... Là on est dans de l’expérience expertise.

Le fait de n’avoir que des archives, qui sont très variées, permet de s’intéresser à leur matérialité en évitant tous les effets visuels souvent utilisés pour animer des images fixes, par peur que l’audience s’ennuie. Il y a très peu de grands titres, de zooms sur image, car les images à l’écran racontent quelque chose d’elles-mêmes. 

Une Histoire à Soi, Amandine Gay (2021)

Le titre de votre film fait écho de manière évident à l’essai de Virginia Woolf, Une Chambre à Soi, qui racontait déjà la nécessité pour les femmes d’avoir des espaces à soi, avec une thématique qui peut d’ailleurs s’étendre à toutes les minorités.

A.G : Si j’ai choisi d’avoir un titre miroir, c’est parce qu’il était important pour moi. Lorsque on est une personne adoptée, dès l’enfance, on a assez peu d’agentivité sur sa propre histoire. Souvent, quand vous découvrez que vous êtes adopté‧e, les institutions ont les informations auxquels personne ne pourra avoir accès. Par exemple, je suis née sous le secret. Le Conseil national pour l'accès aux origines personnelles qui a été mis en place en France en 2002 avec la nouvelle loi permet de demander l’ouverture de son dossier et de mener des recherches sur ses parents de naissance. Ils ont retrouvé l’identité de ma mère de naissance, mais moi je ne l’ai pas. Même à l’âge adulte, ce n’est pas encore vous qui avez le pouvoir sur votre histoire : pas de pouvoir de décision, de pouvoir rencontrer ou non votre famille de naissance, vos frères et soeurs si vous en avez. La narration, et on peut le voir dans mon travail, c’est une façon de reprendre un minimum de pouvoir sur son histoire, et de comprendre pourquoi je suis privée d’agentivité sur certains aspects. Les enquêtes du film, c’est quelque chose qu’on retrouve souvent chez des personnes adoptées. On part en quête de soi. Pendant très longtemps, la question des recherches biographiques a été centrée sur le désir de retrouver ses parents de naissance. Et ce qu’on voit bien dans le film, c’est qu’on est à la recherche de culture, de liens, d’informations sur son histoire, son passé… C’est beaucoup plus vaste et plus complexe, mais c’est surtout plus universel. 

Pour moi, cet enjeu de reconstruire le puzzle de notre histoire se résumait très bien dans le titre Une Histoire à Soi. Ce qui préside dans l’essai de Virginia Woolf, c’est que pour qu’une femme puisse devenir écrivaine, ou artiste, il faut qu’elle ait un minimum de moyens, et une chambre littéralement à elle, ou en tous cas un espace à soi où on peut se créer. Ce sont des questions qu’on peut se poser pour toutes les personnes minoritaires : de quoi avons-nous besoin pour pouvoir nous construire, pour aménager un espace qui ne nous appartient qu’à nous ?

"Il y a une sorte d’effet pervers à saluer la capacité des personnes minoritaires à innover, parce qu’on est doublement discriminé‧es."

En 2017, vous avez lancé un financement participatif pour Ouvrir la Voix, que vous avez produit entièrement seule. Aujourd’hui Une Histoire à Soi sort en salle. Qu’est ce qui a changé entre 2017 et 2021 ? 

A.G : On a eu le soutien de France 2 Cinéma et de la région Île de France, ce qui est très important. Selon moi, ce qui me semble avoir changé n’est pas d’un point de vue institutionnel général. Et certainement pas du côté du CNC qui nous a encore une fois refusé l’avance sur recettes et les fonds images de la diversité, sachant que je suis une réalisatrice noire, dont le film fait intervenir quatre intervenant‧es sur cinq qui sont racisé‧es. Mais heureusement, il y a d’autres institutions capables de voir une autrice et son film, peu importe qui elle est. 

Sur le papier, il fallait de l’imagination et nous faire confiance pour un film d’archives où seul‧es les intervenant‧es s’expriment. France 2 Cinéma a totalement embarqué dans ce projet. Je pense que les individus sont en train de changer. Par exemple, MK2 Films qui nous a soutenu pour ce film là avait déjà accompagné Ouvrir la Voix. CG Cinéma produit le film et Charles Gillibert nous avait donné beaucoup de conseils au moment de monter notre propre boîte de production, Bras de Fer, et était intéressé pour co-produire avec nous notre second projet, qui était donc Une Histoire à Soi

Ça bouge un peu dans l’industrie, même si encore une fois ce sont les mêmes personnes qui sont là depuis le début, à l’exception de France 2 Cinéma et la région Île de France. Mais on a l’impression que ça bouge davantage là où l’industrie est en lien avec le public : France 2 Cinéma appartient à France Télévision, qui a pu mettre en place plusieurs initiatives, par exemple pour faire émerger plus de femmes réalisatrices, et réfléchir à la question de la diversité. Dans les institutions qui sont sérieusement engagées sur ces questions-là, les choses bougent.

On parle de moyens nécessaires à la création, et vous dites avoir créé votre propre société de production, Bras de Fer. Est-ce aussi pour vous une manière, en tant que cinéaste noire, de créer votre propre espace dans une industrie qui peine à vous accorder de la place ?

Une Histoire à Soi, Amandine Gay (2021)

A.G : C’est certain que quand on est face à des institutions qui n’ont pas prévu de place pour nous, il faut savoir être très innovante. Sinon effectivement, on ne va pas pouvoir amener ces histoires dans l’espace public. Là où j’émettrais des réserves sur ces questions, notamment par rapport au financement participatif, c’est qu’on se retrouve toujours à devoir en faire une fois, deux fois, trois fois plus. Je pars du principe que puisque j’ai les mêmes devoirs que les autres citoyen‧nes dans la société, je devrais également pouvoir avoir les mêmes droits et avoir accès aux mêmes choses. Je me retrouve à devoir auto-produire mon film car pour diverses raisons, esthétiques ou politiques, il ne passe pas auprès du CNC. Mais par contre, le CNC peut se financer avec le film que j’auto-produis à travers la TSA (Taxe Spéciale Additionnelle), prélevée sur les tickets d'entrées dans les cinémas en France.

Je paye les taxes, je finance mon film et je contribue à financer l’institution qui ne me donne pas de financement. Et là il y a un problème. On ne peut pas dire constamment aux personnes racisées que tout le monde a du mal à avoir des financements car les projets ne sont pas assez bons. Ouvrir la Voix était un film auto-produit qui a fait plus de 15 000 entrées en salle. On a largement fait nos preuves, et je me demande quel stade il faut atteindre pour qu’on puisse obtenir les aides du CNC. C’est un vrai enjeu à mon sens. Il y a une sorte d’effet pervers à saluer la capacité des personnes minoritaires à innover, parce qu’on est doublement discriminé‧es. 

Pour Ouvrir la voix, on a pas pu l’obtenir car on avait pas les moyens financiers de rentrer dans les clous du CNC. Cette barrière à l’entrée pour pouvoir obtenir un agrément quand on est une petite boîte de production, ça veut aussi dire que ce ne sont pas toutes les personnes noires en France qui peuvent monter leur boîte de production et auto-financer son film pour pouvoir entrer dans l’industrie. Et c’est ce qu’on doit se demander à long terme : qui est-ce qui est favorisé dans ce système ? Par les conditions qu’il impose, il privilégie déjà les personnes qui ont déjà un apport capital, économique, social et culturel.

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