PAUVRES CRÉATURES - Yorgos Lanthimos
Et Dieu… créa la femme libre
Le réalisateur grec fait un retour attendu dans une fable baroque et démesurée, où les mythes de Frankenstein et Pygmalion se croisent pour dresser le portrait d’une émancipation féminine.
C’est peu dire que la nouvelle réalisation de Yorgos Lanthimos était attendue. Depuis le glacial The Lobster jusqu’au hollywoodien La Favorite, le cinéaste et dramaturge grec s’est taillé une place de choix dans le cinéma d’auteur international, par sa mise en scène de l’étrange et son esthétique tantôt sobre, tantôt baroque. Précédé d’un Lion d’or à Venise et du Golden Globe du meilleur film, Pauvres créatures fait donc une entrée attendue en salles, sur la base d’un bouche à oreille critique, d’un casting léché, et de la promesse d’un discours sur l’émancipation féminine.
Adaptant l’ouvrage éponyme de l’écossais Alasdair Gray, Lanthimos situe Pauvres créatures dans le décor d’une Angleterre victorienne rétrofuturiste, où Godwin Baxter, scientifique mutilé, redonne vie au cadavre d’une femme enceinte en lui greffant le cerveau de son bébé. Sous les yeux du scientifique et de son élève ébahi, la dénommée Bella Baxter évolue à une vitesse fulgurante, avant de s’enfuir du manoir de son créateur avec le débauché Duncan Wedderburn, qui lui promet de lui faire découvrir la sexualité, et le monde.
Structuré en chapitres référencés au roman picaresque, Pauvres créatures débute dans le huis clos d’un manoir qui reprend, fantasme et déforme l’esthétique de la littérature gothique et du romantisme noir. Rien d’étonnant à cela, puisque le personnage de Bella Baxter puise à pleines mains dans l’emblématique Frankenstein de Mary Shelley. En reconstituant par son récit l’univers philosophique de l’autrice, Pauvres créatures restitue sa fascination pour la médecine, ses questionnements sur la dissociation du corps et de l’âme, et sa philosophie héritée de Locke et Rousseau sur la bonté naturelle de l’homme en opposition à la société. Car une fois partie du cadre familial pour explorer son idylle sexuelle avec Duncan, Bella Baxter va découvrir l’absurdité des normes sociales qui dirigent le monde et refuser de s’y soumettre, dans une perpétuelle quête de liberté et de connaissance.
Libérée, délivrée
C’est bien là l’agréable surprise de Pauvres créatures : le personnage de Bella Baxter est régi par une liberté absolue ; elle ingurgite tout ce qui est à sa portée, prenant par surprise les hommes qui, tour à tour, veulent la mettre en cage. Du créateur Godwin à l’éducateur McCandless, de l’amant Duncan Wedderburn à l’époux Blessington, chacun se fait tour à tour pygmalion, percevant le corps et l’esprit de Bella comme une matière brute à façonner, dans l’espoir d’obtenir son amour – ou, faute de mieux, sa soumission. Mais plutôt qu’une Galatée modelée par les mains de son sculpteur, Bella participe elle-même à sa construction intellectuelle, dévorant ce que ses créateurs mettent à sa portée pour se tourner ensuite vers d’autres horizons. Jusqu’à, peut-être, imposer son propre ordre du monde.
La liberté qui régit les actes de Bella est aussi le mot d’ordre de la mise en scène de Lanthimos, jusqu’à l’excès. En rupture avec la sobriété esthétique et la cruauté qui avaient marqué le début de sa carrière, le réalisateur s’engage dans un tournant baroque déjà amorcé par La Favorite, marqué par la démesure, jusqu’à l’agacement. Dans Pauvres créatures, Lanthimos ne lésine pas sur les moyens pour épouser le regard halluciné de son personnage sur le monde : caméras en fish eye, décors extérieurs en carton-pâte, couleurs saturées, Emma Stone exorbitée… Une véritable folie gothique ponctuée d’éléments rétrofuturistes dramatiques, dont certains tableaux finissent par ressembler étrangement à des compositions sur Midjourney – à dessein ou non, on ne saura trancher. Reste que cette volonté de pousser tous les curseurs vers l’excès peut certes s’avérer agaçante, mais propose un souffle libertaire et une esthétique outrancière qui est la bienvenue.
MARIANA AGIER