CHAMPS-ÉLYSÉES FILM FESTIVAL : RENCONTRE AVEC ELISABETH SUBRIN – « Les femmes sur qui j’ai travaillé sont comme des avatars »

Portrait de Aurélie Lamachère lors de la 13e édition de Champs-Elysees Film Festival 

En juin, Le Champs-Elysées Film Festival a reçu la réalisatrice et l'artiste américaine Elisabeth Subrin pour sa 13e édition. Connue en France pour son court métrage césarisé Maria Schneider, 1983, elle se distingue par son œuvre prolifique naviguant entre le cinéma d'avant-garde, le cinéma indépendant et le monde d'art. Interview.  

Six ans après votre dernier film, vous revenez en France présenter le court métrage Maria Schneider 1983. À une rencontre du Champs-Elysées Film Festival, vous avez déclaré que vous n'êtes pas encore prête à abandonner Maria Schneider, et que vous sentez que ce court métrage sera toujours considéré comme une pierre de touche pour ceux qui vont le suivre. Pouvez-vous parler un peu de votre lien personnel et artistique avec Maria Schneider ?

Elisabeth Subrin : Je ne pense pas que mes films parlent d’une personne en particulier. Shulamith Firestone, Francesca Woodman ou Maria Schneider, les femmes sur qui j’ai travaillé, sont comme des avatars. Mais il est vrai que je ne semble toujours pas pouvoir laisser Maria derrière moi. J'ai passé six ans à faire des recherches sur elle avec mes deux assistantes, sans recourir à un service d'archives. Nous avons tout fait nous-mêmes. Nous avons suivi les traces de 70 personnes qui l’ont connue, j'ai passé des heures et des heures à la Cinémathèque française, à la BNF, à l'INHA, etc. et honnêtement, j’ai appris tellement de choses que je ne suis pas prête à abandonner tout ce travail. J'ai même écrit 75 pages d'idées liées à l'histoire queer, à l'enfance queer, à l'échec queer, mais aussi à l'histoire féministe et à mes propres idées sur le cinéma. Maria Schneider m’a donc ouvert tellement de perspectives... 

Vous avez un regard très singulier sur les archives. Là où la plupart des films de réappropriation féministe apportent une critique en manipulant les documents eux-mêmes, vous exposez les défaillances de l'archive en incorporant des éléments discursifs qui n'y figurent pas. Comment situez-vous votre œuvre au sein des films expérimentaux féministes ?

Je pense que les théories et l'éducation artistique des années 90 m'ont influencé à retrouver ces idées. Le concept de la littérature mineure chez Deleuze et Guattari, par exemple, m'a aidée à imaginer l'idée du cinéma mineur, qui m'a finalement guidé vers l'histoire spéculative. Tu m'as sûrement entendu en parler, mais c'est l'idée de mettre en lumière une biographie qui reste invisible, même au sein d'une archive préexistante. Donc, même si Shulie est refait plan par plan, image par image, je ne réinterprète pas le film original. C'est le passage du temps et le regard du public, qui a le privilège d'avoir 30 ans de distance, qui font que chaque chose qu'elle dit a une résonance différente. Je donne de petits signes tout au long du film, mais nous ne savons pas trop si nous sommes dans le passé ou dans le présent. Mais même si le public ne remarque pas que nous sommes en 1997, je pense que le fait de nous repositionner en tant que spectateurs·rices et d'échouer à accéder à un matériel archivistique parfait et définitif constitue déjà un commentaire. 

Par ailleurs, il y avait une chose que je n'avais pas faite dans Shulie mais que j'ai voulu absolument faire dans Maria Schneider, 1983 : inciter l'audience à comprendre que le fait d'avoir un regard différent ne veut pas dire que la résonance d'un texte ou d'une expérience comme celle de Maria reste en 1983, mais qu'elle traverse l'Histoire à travers nos corps. Je ne le dis pas d'un point de vue psychique. Je crois vraiment qu'il y a un héritage des traumatismes et que la manière dont les femmes ont été représentées dans l'Histoire est aujourd'hui inscrite dans les esprits des femmes. Disons que nos consciences sont informées par ce qui nous a précédées et cela nous affecte. C'était l'idée de l'Histoire qui, à la fois, va de l'avant et en arrière, et le fait qu'il y ait un dialogue entre ces mouvements m'intéressait.

Les thèmes que vous abordez dans vos films, comme la critique du monde de l'art, la santé mentale et physique chez les femmes, ou l'obsession avec la culture du régime, résonnent toujours chez la jeune génération. Vous réussissez à capturer l'état d'esprit d'une époque particulière tout en conservant un regard toujours contemporain…

À cet égard, Shulie se présente comme un cas particulier qui, d'ailleurs, après tant d'années, est souvent projeté, fait encore l'objet de textes et est toujours mieux compris par les étudiant·es. Quand j'ai présenté Shulie à Chicago en 1998 après sa première au Festival du film de New York, c'était une projection très spéciale pour moi car c'était la ville où je l'avais tourné et où j'avais enseigné à l'université deux ans auparavant. Beaucoup de mes étudiant·es étaient donc dans le public, mais iels ne connaissaient pas mon travail. Yvonne Rainer enseignait là-bas aussi. Il y avait donc des femmes cinéastes américaines qui étaient issues d'une génération au-dessus de la mienne. Yvonne s'est levée et a dit : « Je comprends ce que vous faites avec ce film mais cela n'a aucun sens. Qu'est-ce qu'il raconte vraiment ? » Il y avait environ 500 personnes dans la salle - ce qui me paraissait énorme - et iels se sont révolté·es. J'avais 30 ans et je ne sais pas comment j'ai eu le courage de le dire, mais j'ai répondu : « Peut-être que le film n'a pas marché avec vous, Yvonne » - ce qui était terrifiant à lui dire, mais c'était vrai ! Les jeunes étudiant·es qui étaient familier·es avec le procédé du sampling, qui connaissaient l'environnement numérique post-Cindy Sherman ou Barbara Kruger, trouvaient tout très clair. Malheureusement, la critique dans les écoles d'art n'a pas changé, même si les enseignant·es, qu'elles soient femmes ou non-binaires, sont impliqué·es dans les dynamiques de pouvoir de la critique et de la pédagogie de l'art. D'ailleurs, dans la scène du panel de la critique d'art, Larry Steger, qui était l'un des enseignants dans le film, jouait son propre rôle de professeur. Donc l'histoire ne cesse pas de se superposer en elle-même. Elle fonctionne moins comme une course de relais que par des fondus enchaînés ou des surimpressions.

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À l'occasion de l'une de vos expositions, vous avez dit : « Un sujet de la biographie n'est pas défini de manière temporelle ou cohésive ; il se déplace à travers les corps de ceux qui l'écrivent et de ceux qui le lisent. Au fond, une biographie est une multiplicité écrite collectivement et transhistorique.» Quand on écrit et lit sur un sujet, dans votre cas, sur les femmes, n'existe-t-il pas toujours une dimension éthique qui connote une violence implicite ? Comment abordez-vous les questions éthiques de la représentation ?

E. S. : À l'opposé d'Anna Baskin dans A Woman, a Part, quand on traite de vraies personnes, il y a toujours une dimension éthique qu'il faut prendre en compte. Heureusement, la question éthique à l'égard des documentaires traditionnels ne me concernait pas. Cependant, je représentais tout de même des personnes qui ne sont plus là. Dans le cas de Shulamith Firestone, elle était encore vivante. Avec Swallow, tout s'était bien passé ; après avoir tourné le film, je suis allée voir les parents de cette fille, leur ai montré le film et ils l'avaient bien aimé. Shulamith, quant à elle, avait été diagnostiquée avec une schizophrénie paranoïde. À travers l'ami d'un ami, je lui ai envoyé une copie et j'ai conseillé à cette personne de présenter le projet comme une œuvre artistique, pas comme un film commercial, car le mot « film » évoque souvent des projections en salle et des revenus. Malheureusement, elle l'a mal interprété et a été très perturbée. Finalement, elle a accepté de le regarder et a demandé à cette personne de me dire qu'elle avait compris qu'il s'agissait d'une œuvre faite avec amour et qu'elle l'avait appréciée pour cette raison, tout en exprimant qu'elle n'aimait pas le film original et ne voyait aucune critique dedans. Même des personnes très proches d'elle n'ont pas réussi à la convaincre du contraire.

Le film aurait dû faire sa première au Festival du Film de New York, mais j'ai décidé de le retirer et de ne pas le montrer pendant un an. Laura Kipnis, également cinéaste et universitaire, m'a convaincue en expliquant que Shulamith était une figure publique qui avait écrit sur d'autres personnes. Elle m'a dit qu'il fallait se demander si le film servait mieux lorsqu'il était montré ou non. Finalement, j'ai décidé de m'imposer un code de déontologie autour du film : il ne pourrait être montré que si j'étais présente lors de la projection. Même en distribution, il ne pourrait pas être loué pour une projection publique sans qu'un texte informatif soit lu au préalable. Après son décès, des gens ont voulu projeter le film en hommage. J'ai décidé de le retirer de la distribution pendant deux ans, car ce n'était pas tant un film sur elle que sur un projet artistique.

Avec Maria Schneider, 1983, la première chose que j'ai faite a été d'aller à Paris en 2017. C'était assez compliqué, mais Daniella Shreir m'a aidée en tant qu'assistante de recherche et traductrice. Ensemble, nous avons retrouvé Maria Pia, sa compagne, et l'avons convaincue de me rencontrer. Elle a regardé mes films et j'ai sollicité son accord pour le projet, car elles étaient ensemble pendant 30 ans et personne ne la connaissait mieux qu'elle. Maria Pia a expliqué qu'elle avait toujours refusé les demandes d'entretien, mais qu'après avoir vu mon œuvre, elle savait que Maria aurait aimé mes films si elle les avait vus. Je n'aurais jamais rien entrepris si je n'avais pas eu le soutien d'une personne aussi proche du projet. À chaque étape de la conception du film, je me suis demandé si elle aurait été confortable avec mes choix. Même s'il ne s'agit pas d'une hagiographie car elle ne souhaitait pas parler de Le Dernier Tango à Paris ou d'un film qui en traite, je savais qu'elle comprendrait pourquoi je faisais le mien. Lorsque j'ai ajouté des phrases au monologue d'Isabel (Sandoval) vers la fin, la plupart de ces mots étaient tirés de ses propres entretiens. J'ai également cherché à imaginer comment Maria aurait pu réagir en 2022 ou 2023. J'ai demandé à ses amis ce qu'elle aurait pu dire à l'époque post #MeToo. Finalement, je peux dire que je suis très satisfaite de l'aspect éthique de Maria Schneider, 1983.

Vous avez travaillé aussi bien dans le milieu du cinéma d'avant-garde que dans le cinéma indépendant américain, ainsi que dans l'espace muséal et les galeries. Comment naviguez-vous dans ces différents environnements ? Dans quel contexte vous sentez-vous le plus dans votre élément ?

E. S. : J'ai suivi une formation à l'école des Beaux-arts. Je pensais devenir photographe et je me situais dans le contexte du cinéma expérimental, de l'art vidéo, qui m'a éventuellement entraîné à tourner Shulie, à penser au jeu d'acteur·rices et à la réalisation, même si cette idée ne m'avait jamais traversé l'esprit auparavant. Puis, j'ai commencé à écrire des scripts. Je pouvais continuer à faire des films comme Swallow, Shulie et The Fancy toute ma vie, mais j'avais en quelque sorte dit tout ce que je voulais dire à travers cette forme. Moi, j'aime essayer des choses que je ne sais pas comment faire. Comme je l'ai dit tout à l'heure, mes étudiant·es étaient intéressé·es par le cinéma narratif alors que j'en étais plutôt dédaigneuse. Mais des films narratifs comme L'année dernière à Marienbad ou Deux ou trois choses que je sais d'elle sont devenus aussi importants pour moi qu'un Stan Brakhage ou un Maya Deren. Puis, je suis allée à Sundance Lab, j'ai pris des cours de direction d'acteur·rices. J'ai fait un court métrage, puis un long métrage, et soudainement je me suis retrouvée dans le monde des festivals - pas celui des films d'avant-garde mais celui du cinéma indépendant. Après un certain moment, je me suis rendu compte qu'il y avait plus de façons de s'exprimer dans l'environnement du cube blanc et dans le contexte des installations, qui m'ont permis de développer des idées du temps non linéaire et, sur le plan sonore, de faire des choses que je ne pourrais pas faire dans une vidéo monobande. Mais pour répondre à ta question, je ne me sens pas particulièrement à l'aise dans l'un de ces environnements. Je ne veux pas me comparer à elle, mais je suis un peu comme Akerman. Je ne pense pas qu'elle se sentait à l'aise dans l'un ou l'autre non plus et qu'elle se situait en marge. Je le suis un peu moi aussi. Je n'ai pas signé une œuvre qui s'est progressivement développée. Au début, c'était dans le monde du cinéma expérimental que je me sentais chez moi, puis je voulais travailler pour la télévision, parce que je voulais tourner plus, sans devoir attendre dix ans pour faire un film.

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Pouvons-nous aussi dire que se sentir à l'aise dans tel ou tel milieu dépend des enjeux financiers ? Car la liberté artistique reste tout de même déterminée par les conditions matérielles et institutionnelles auxquelles l'artiste fait face.

Tu as tout à fait raison. Il y a aussi un aspect pratique. De 2000 à 2010, je n'ai pas signé d'œuvre majeure car pendant une décennie je travaillais sur deux scripts. Après cinq ans, lorsqu'une galerie d'art commerciale m'a demandé si je voulais faire une rétrospective et présenter mon œuvre dans la galerie, j'ai soudain pu imprimer des images en grand format et construire des installations que je n'avais jamais faites auparavant. Cette approche m'a paru logique parce que même si j'écrivais un scénario, cela ne m'empêchait pas de faire de l'art et, plus important encore, il me fallait de l'argent. Mais d'un point de vue pratique, je pense que je n'ai pas pris des décisions intelligentes. Quand on fait un long métrage, on a souvent un autre scénario prêt et on enchaîne avec le deuxième film. Or, moi j'ai continué à faire ce qu'il ne fallait pas faire : après avoir tourné un film narratif et m'être établie dans le circuit festivalier, j'ai disparu pendant cinq ans pour faire des installations. Mais en même temps, une galerie commerciale douterait de moi si je finissais par réaliser un film d'avant-garde non-commercial. Dans les grands festivals visant l'industrie, je me sentais comme une art freak et dans le monde de l'art, je me voyais comme une outsider car je ne créais pas des œuvres profitables. Je ne me sens donc jamais chez moi. Je pense que je réussis à conserver mes idées en ne faisant que ce que je veux faire, mais je ne sais pas être tactique.

Pour terminer, observez-vous une différence entre la façon dont vos films sont perçus aux États-Unis et en France ? 

E. S. : J'ai toujours voulu travailler dans d'autres pays, mais j'avais l'idée que mon œuvre était trop « américaine », me concentrant sur des troubles psychologiques et mentaux que, dans ma naïveté, je percevais comme très américains. Lorsque nous avons commencé à chercher des financements pour A Woman, a Part et à participer aux marchés du film internationaux, j'ai réalisé que ce n'était pas le cas. Je me souviens d'un producteur potentiel qui m'a dit : « Savez-vous que la France est le plus grand consommateur d'antidépresseurs en Europe ? » J'étais très naïve à l'époque. 

Mais quand j'ai commencé à travailler sur Maria, il m'est soudainement venu à l'esprit que j'étais une Américaine de la génération X vivant à New York, ne parlant même pas français. Je me suis demandé : « Qu'est-ce que je fais ici ? Je vais devoir aller en France et apprendre le français. » Cela m'a semblé vraiment difficile, surtout avec les allers-retours constants. D'ailleurs, je pensais qu'un film comme Maria Schneider, 1983 ne gagnerait jamais le César, même si je savais que c'était un bon film. Ce fut donc un choc d'apprendre qu'il avait remporté ce prix. Je pense que les festivals de films aux États-Unis et en Europe ont des niveaux d'ouverture du public différents envers les films. Étant mon premier film en France, peut-être que je me trompe. Tout ce que je peux dire à propos de Maria Schneider, 1983, c'est que ce fut une expérience vraiment extraordinaire de le réaliser et de le présenter ici.

Cela dit, les financeurs français ne comprenaient pas du tout mes intentions : ils insistaient constamment sur l'aspect narratif et ont tenu des propos terriblement sexistes sur nos propositions. Mais nous savions tous que le film allait fonctionner. Nous devions juste trouver l'argent pour le réaliser, et c'est ce que nous avons fait.

Propos recueillis par Öykü Sofuoglu

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