SANTOSH - Sandhya Suri
ACAB, version hindie
Révélé dans la section Un certain regard du dernier Festival de Cannes, le premier long métrage de Sandhya Suri interroge les conditions de l’émancipation féminine dans une société indienne corrompue et patriarcale. Un film néo-noir féministe, subtil et enthousiasmant.
Un soir, une femme s’agite, quitte son appartement et court dans une rue bondée, appelant sa mère à l’aide. Dans la panique, son visage est à peine visible, mais le son de sa respiration haletante traduit son affolement.
Dès les premières minutes, Santosh nous plonge, comme en immersion, dans le destin de son héroïne. Jeune veuve d’un policier tué pendant une émeute, Santosh bénéficie d’un programme gouvernemental au nom intriguant et presque paradoxal, le « recrutement compassionnel », qui lui permet de prendre la place de son mari et d’intégrer la police. D’abord débutante et confinée aux « affaires de femmes », elle est amenée à enquêter sur le viol et le meurtre d’une adolescente de 15 ans de caste inférieure, aux côtés d’une inspectrice charismatique (Sunita Rajwar) qui la prend sous son aile. Elle se retrouve alors au centre de tractations politiques qui la dépassent et dont elle ignore les rouages. Récit d’une émancipation autant que d’une manipulation, Santosh est le portrait d’une femme et, à travers sa trajectoire bousculée, d’une société toute entière.
Après son court-métrage Le Champ de maïs, la réalisatrice poursuit donc son exploration des destins féminins, avec même décor le nord rural de l’Inde. Dans Santosh, l’adoption du point de vue de l’héroïne éponyme se fait par touches subtiles, et notamment par le travail sur le son. Ici, pas de gros plans qui viendraient nous enfermer dans la seule expression des sentiments et sensations, mais une caméra qui reste à la bonne distance et permet de voir à la fois Santosh et ses réactions face au monde qui l'entoure. L’impressionnante Shahana Goswami interprète avec justesse cette femme jetée dans un univers inconnu et dont les yeux immenses observent, scrutent et tentent, tant bien que mal, de trouver la vérité. Dénué de musique, à l’exception de deux chansons à la radio, le film valorise les silences et les sons ambiants (de la rue, des oiseaux ou des cris) comme autant d’enveloppes glaçantes et immersives pour les spectateurs et spectatrices.
La réussite de Santosh tient à la fois à l’interprétation de l’actrice et à l’écriture du personnage, loin du cliché de la veuve éplorée, évitant ainsi au film de tomber dans une forme de mélo stéréotypé. Réservée mais volontaire, cette femme qu’on ne voit jamais pleurer ne s’embarrasse pas de politesses inutiles, notamment lorsque sa belle-famille la traite de sorcière. Elle décide alors, sans un mot, de simplement quitter la table. Dans une société où la vie des femmes ne leur appartient pas complètement, Santosh conquiert, au fil du film, ses espaces de liberté, aussi symboliques soient-ils. La complexité du personnage se révèle tout particulièrement lorsque la jeune femme goûte au pouvoir que lui confère l’uniforme. Devant sa propre capacité de violence, sur un suspect ou dans une manifestation, son regard se glace et son souffle s'accélère. Sans glorification ni jugement sur son héroïne, le film interroge, au-delà des considérations morales, les ressorts de l’éthique face à la réalité d’une justice corrompue, où le prix de l'émancipation féminine est aussi, parfois, celui d’une forme de collaboration avec le système oppresseur.
Interrogeant la brutalité de la police, mais aussi le système inégalitaire des castes indiennes, l’islamophobie ou encore le sexisme quotidien, Santosh ne traite pas ces enjeux individuellement, comme un film à thèses multiples, mais bien comme un portrait social et politique, dont le duo d’actrices incarne les complexités. La très belle photographie de Lennert Hillege, tout en clairs-obscurs, traduit avec habileté toutes les nuances qui traversent la société indienne et nous laisse, malgré la gravité des enjeux, enthousiastes quant au futur cinéma de Sandhya Suri.
LOUISE BERTIN