RENCONTRE AVEC CONSTANCE TSANG : « Il faut se permettre d’être vulnérable »

© Nour Films

Présenté l'année dernière dans la Semaine de la critique à Cannes, Blue Sun Palace plonge son audience dans des sentiments de mélancolie teintée de bleus qui s’assombrissent petit à petit. Nous avons rencontré la réalisatrice Constance Tsang pour parler des rêves, de l'intime et de son processus créatif. 

C'est sans doute une question triviale, mais d'où vient ce titre : Blue Sun Palace ? 

Beaucoup de personnes me posent cette question. Le titre m’est arrivé d’un seul coup. Un jour, j’ai pensé : « Le titre devrait être Blue Sun Palace ! » Les mots avaient une certaine harmonie – le palais comme un lieu de paradis qui réuniraient les personnages. Je voulais qu’ils avancent vers un rêve, et ce nom que porte le restaurant m’a semblé en porter l’écho.

Dans l'un de vos entretiens, vous parlez de votre difficulté à décrire le processus créatif de l'écriture, sa structure s'étant établie de manière instinctive et progressive. Pourriez-vous nous détailler un peu plus ce processus ?

Le processus d’écriture est assez désordonné pour moi et commence toujours par une idée singulière. En l'occurrence, c'était le bruit que l'on entend sur les chantiers de construction vides, celui des échafaudages suspendus dans l'air. Je ne sais pas pourquoi le son du métal qui se heurte m’a autant intriguée, mais il s’est réverbéré en moi. Je me suis demandé où ce bruit pouvait me mener, et il m'a conduit à cette histoire. Je pense que c’était un son très familier, lié à mon enfance, car ma mère travaillait dans le secteur immobilier. Elle se rendait souvent sur des chantiers de construction, et je l’accompagnais. Ça, ce n'était que le début. Quant à l’écriture, c’était un amalgame de sentiments, de pensées et de questions que je me posais à propos des thèmes, des personnages et de ce qu’ils signifiaient pour moi.

Par rapport à vos choix narratifs et stylistiques, avez-vous eu des révélations après coup, dont vous n’étiez pas consciente au moment où vous travailliez sur le film ?

Absolument ! Quand j’écris, j’essaie de ne pas trop intellectualiser. Si un personnage agit d’une certaine manière, c’est parce qu’il en a besoin, parce que c’est ce qu’il doit faire. Leurs actes sont bien plus ancrés dans la réalité que dans ma tête. Toutes mes idées et mes souvenirs s’éclaircissent lorsque je commence à parler du film avec les autres. Pour moi, le moment de création et le moment d’analyse sont deux périodes distinctes.

Blue Sun Palace se déroule dans le quartier de Flushing, dans le Queens, où vous avez également passé votre enfance, ce qui nourrit naturellement votre regard d’une familiarité et d’une intimité particulières. Comment avez-vous trouvé la juste distance entre votre propre vécu et celui de vos personnages ?

Je pense que la distance créative s’est construite au fil du temps, à mesure que je cherchais à comprendre comment ces espaces soutenaient le récit et où les personnages s’y inscrivaient. Tant que je cerne bien le contexte global qui ancre un personnage dans une situation particulière, il m’est très facile de trouver l’espace, car en fin de compte, tout revient toujours au personnage. Ainsi, j’ai aussi pu détacher ces lieux des souvenirs que j’en avais, car ils ont acquis de nouvelles significations.

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Une autre forme de distance se manifeste dans votre mise en scène. Vous utilisez souvent des plans larges et fixes. Quelle importance accordez-vous à ce choix formel ?

Concernant la distance visuelle dans les cadres, il était important pour moi de voir leurs corps en relation avec les espaces. La durée de certaines scènes a également permis d’établir une intimité avec les personnages. J’ai eu de multiples réflexions qui m’ont amenée à opter pour des cadres statiques, et ces idées en faisaient sûrement partie. Je ne sais pas si mon film parvient à le transmettre, mais les cadres statiques sont tellement puissants qu’ils permettent de capter et d’imaginer le monde et la vie qui se déploieraient au-delà du récit.

L'une des dimensions les plus singulières de votre film réside dans l'absence presque totale du paysage urbain new-yorkais. On dirait qu'il y a de votre part le parti pris de rendre ce « quartier chinois » anonyme…

La décision de relier les vies des personnages aux espaces intérieurs visait à refléter les expériences de mes parents et leur relation à New York, car c'était toujours comme s'ils avaient créé leur propre bulle. Le New York que l'on connaît à travers la culture populaire et le regard occidental n'est pas le même que celui dans lequel vit ce groupe d'immigrants. Il était vraiment important de souligner cette distinction.

Pendant le premier tiers du film, nous suivons principalement la trajectoire de Didi. Après avoir passé une trentaine de minutes avec elle, sa disparition soudaine du récit nous frappe autant qu’elle bouleverse Amy et Cheung. Comment avez-vous abordé ce moment décisif dans le film ?

La mort arrive brusquement, mais elle se passe très vite aussi. Je pense qu’il y a différentes manières de faire l’expérience de la mort de quelqu’un, mais dans ce cas particulier, parce que le personnage de Didi s’est imposé comme une partie intégrante du film, l’effet devient plus prononcé. Pour que le film fonctionne, il fallait que l’on ressente un attachement profond envers elle. C’est pour cette raison que j’ai cherché à établir non seulement des relations intimes entre Didi et les autres personnages, mais aussi avec les spectateurs et spectatrices qui regardent le film. Car c’est une expérience que nous avons en commun. Quand tu décides de regarder un film, tu passes une sorte de pacte, en acceptant de rester assis dans la salle obscure pour une durée déterminée. De plus, comme le premier tiers du film se concentre davantage sur Didi, j’ai voulu non pas qu’elle devienne un fantôme, mais que son esprit continue d’habiter le reste du film.

La mort de Didi bouleverse également la perception du temps. Nous perdons nos repères face au deuil d'Amy, qui induit une impression de stagnation temporelle, reflétée aussi dans l’évolution des couleurs de la mise en scène.

La temporalité exacte des événements n’est jamais donnée, mais le récit couvre une année entière – du Nouvel An lunaire au suivant. Le premier salon de massage est très lumineux et situé à un niveau plus élevé que le second. Cette distinction était importante, car je voulais que le film commence sur une note émotionnellement plus haute que celle vers laquelle il nous conduit ensuite. Le schéma chromatique s’aligne également avec les relations entre les deux femmes et celles qu’elles entretiennent avec Cheung, car je cherchais une certaine cohésion. Ainsi, lorsque nous passons à la deuxième partie du film, l’espace devient naturellement plus mélancolique, plus pesant, comme imbibé. C’était une façon de visualiser un deuil qui ne découle pas uniquement des personnages eux-mêmes, mais aussi du caractère même de l’espace.

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Dans votre film, les émotions passent très souvent par une forme d'expression indirecte – la nourriture, la danse, les chansons. Ces scènes possèdent une beauté poignante vraiment remarquable. Quelle a été la source de cette expressivité émotionnelle ?

Dans ma famille, j'étais accoutumée à voir l'amour s'exprimer par des gestes extérieurs. C'était ainsi que nous montrions notre affection les uns pour les autres. Nous ne disions pas « Je t'aime », mais nous préparions de la nourriture ou rendions service en nous aidant, par exemple. J'ai donc voulu souligner que l'amour n'avait pas forcément besoin d'être exprimé par des mots, mais pouvait être physique. Mais l'expression physique dans le film ne se limite pas à l'amour. Lorsqu'elles sont dans le salon, nous avons des scènes où l'on les voit nettoyer ou balayer. Leurs vies et leurs pensées sont ancrées dans les gestes quotidiens et la physicalité qui leur est inhérente : les personnages sont tout le temps habités par des questions comme comment survivre, comment gagner de l'argent, comment envoyer de l'argent à leur famille restée au pays. Tout dépend toujours de la survie.

Lee Kang-sheng, qui joue Cheung dans le film, est l'acteur emblématique de Tsai Ming-liang, au point qu'il est souvent associé à une certaine personnalité dans l'imagerie cinéphilique. Comment avez-vous abordé votre travail avec lui et son rapport avec les actrices principales, Wu Ke-xi Wu et Xu Haipeng ?

Dans notre collaboration avec Lee, je n'ai jamais voulu qu'il soit comme il l'était dans les films de Tsai Ming-liang. Nous avons lu ensemble l'intégralité du scénario, parcouru ses scènes, et nous sommes vite arrivés à une compréhension commune. Ce qui était important, c'était qu'il puisse interpréter le récit à sa manière, tandis que je jouais le rôle de guide. Lee a apporté au film son propre rythme, très singulier, qui se ressentait aussi bien entre les deux actrices qu'en moi-même, le directeur de la photographie et toute l'équipe. Il a un style d'acteur très particulier. Lorsque j'ai compris sa manière d'aborder le temps, cela a également changé les scènes de Cheung et le rythme émotionnel – tout cela venait de Lee. Nous avons eu des lectures de table avec Lee, Ke-xi (Wu) et moi. Par la suite, Ke-xi a adapté son jeu à la temporalité de Lee. C'était comme une danse, dans laquelle nous avons essayé de comprendre comment nos styles allaient s'accorder.

Blue Sun Palace est votre premier long-métrage. Sans vouloir être trop réducteur ni trop généraliser, remarquez-vous une tendance chez les réalisatrices, en particulier celles qui signent leurs premiers films, à raconter des histoires plus personnelles que les réalisateurs ? Pourquoi, selon vous, les femmes semblent-elles puiser autant dans des récits intimes ?

Écrire à partir de mes expériences personnelles est, pour moi, le moyen le plus simple d’aborder un scénario ou un récit, car j’écris sur ce qui m’est familier. Il y a certainement une forte pulsion et un désir de ma part d’analyser ces expériences si singulières. Je ne dis pas que je ne toucherai jamais à un récit qui dépasse mes expériences personnelles, mais je pense que pour un premier long-métrage, il était important d’avancer à petits pas. Réaliser un film est déjà si difficile, j’avais besoin de cette perspective pour y parvenir. Je crois également que parler de choses auxquelles je ne me sens pas connectée m’intéresse peu. Si mon film est ce qu’on entend par « film de femme », soit, cela m'est égal. Par ailleurs, je réfléchis en même temps aux cinéastes hommes qui sont dans la même position que moi et aux films qu'ils réalisent. Je ne sais pas… C'est quand même difficile de répondre à cela. 

L'intimité dans le récit sous-tend également des connexions plus personnelles de la part de l'audience, qui souvent souhaite partager avec vous leurs propres vécus. Comment avez-vous vécu cette expérience avec le public ?

Je ne sais jamais comment l’audience va réagir lorsque l’on montre le film dans différents lieux, mais c’est toujours fascinant lorsque les spectateur·ices se sentent connecté·es. Quand j’étais en Corée du Sud, le film a été projeté au festival du film de Busan, et une spectatrice est venue à chaque projection, allant même jusqu’à nous apporter des cadeaux. J’ai été très touchée, car le fait que nous ne nous connaissions pas n’a pas empêché de trouver une langue commune à travers ce film. Pour revenir à la question de la vulnérabilité, je pense qu’il faut se permettre d’être vulnérable. Nous créons des récits à l’image de ce que nous voulons voir dans notre monde. Et si cela implique le regard féminin, peut-être que le monde en a un peu plus besoin.

Propos recueillis par Öykü Sofuoglu

Blue Sun Palace

Écrit et réalisé par Constance Tsang

Avec Wu Ke-xi, Haipeng Xu et Lee Kang-sheng

États-Unis, 2024

A New-York, un salon de massage chinois sert de refuge à Didi, Amy et leurs amies. Loin de leur pays d’origine, elles forment une vraie famille. Quand Didi disparaît, Cheung, son amant, tente de trouver avec Amy l’espoir d’une nouvelle vie…

En salles le 12 mars 2025.

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