RENCONTRE AVEC SHIORI ITŌ : «Être capable de construire l’histoire à partir de mon propre récit avec ma propre voix fut comme une guérison»

©2023 Star Sands, Cineric Creative, Hanashi Films

Premier long-métrage de la journaliste et réalisatrice japonaise Shiori Itō, Black Box Diaries – qui était en lice pour l’Oscar 2025 du meilleur documentaire – revient sur son combat judiciaire de 2015 à 2019, qui l’oppose à son agresseur, après l’annonce publique du viol sous soumission chimique dont elle a été victime. Itō livre un film nécessaire sous forme de journal intime digital dans le sillage du mouvement #MeToo. Rencontre.

Pourquoi avoir choisi le titre Black Box Diaries ?

Shiori Itō : C’était l’idée de l’un des éditeurs consultants de ma maison d’édition. La boîte noire est le terme qui a été souvent utilisé par la police et le procureur lorsqu’ils voulaient décrire comment mon affaire s’est déroulée. Mon cas n’est pas isolé, le viol se produit toujours derrière une porte fermée. Personne ne le voit. Plus tard, j’ai découvert qu’il y a beaucoup d’autres boîtes noires que la police, la justice et les médias ont essayé de dissimuler. Donc, tout au long de ce film, il s’agissait d’essayer d’ouvrir ces boîtes noires autour de moi. C’est pourquoi j’ai aussi appelé mon livre Black Box Diaries. J’avais commencé à penser à beaucoup de noms différents, mais aucun membre de mon équipe n’aimait mes idées (elle rit). Finalement, ils m’ont dit : « Vous savez quoi ? Il s’agit de votre journal intime, nous sommes en train de parcourir votre journal. Pourquoi ne pas faire simple et accrocheur ? » Le nom m’a plu, il a plu à mon équipe et il est resté pour le livre et le documentaire.

Avec l’accumulation d’archives vidéo que vous filmez, comment et quand vous vient le déclic de l’écriture d’un film documentaire ?

Le matériel est présent dès le début, juste après le viol. En 2015, nous avons commencé à filmer, mais les deux premières années, c’était juste pour des raisons de protection, à cause de ce qui se passait autour de moi, et je ne faisais pas confiance à la police. Je viens d’un journalisme vidéo et télévisé, donc il était plus naturel pour moi d’enregistrer, de filmer mon expérience. Je pense que le déclic vient en 2017 avec ma conférence de presse où je parle publiquement d’un sujet tabou au Japon : les violences sexuelles. Je savais à quoi je m’exposais, j’ai commencé à recevoir des menaces en ligne, des messages violents de trolls mais aussi des insultes dans le monde réel, c’était très difficile à vivre.

Tout à coup, deux femmes qui vivaient à Londres m’ont contactée et m’ont dit : « Pourquoi ne pas déménager à Londres ? » C’était ma productrice, Hanna Aqvilin et son amie japonaise Akemi, qui est devenue plus tard comme ma mère là-bas. Ces deux femmes me proposaient de m’héberger gratuitement chez elles et m'offraient un espace pour que je puisse me couper du Japon, prendre du temps pour moi et penser à la suite. Hanna est devenue plus tard la productrice de ce film, mais initialement, elle ne m’a pas appelée parce qu’elle voulait faire un film, elle l’a fait par solidarité et parce qu'elle voulait vraiment m’offrir un endroit sûr. Je suis restée dans l’une de leurs maisons et j’ai fini par vivre dans l’appartement d’Hanna. Elle avait un petit bureau, où j’ai écrit pendant trois ans. Elle était aussi journaliste et avait des antécédents très similaires, mais nous n’avions jamais fait de film toutes les deux. Elle a été très courageuse et elle voulait venir m’aider à filmer. C’est ce que nous avons fait. Je ne pense pas que j’aurais pu le faire si je n’avais pas pu m’éloigner du Japon, si je n’avais pas eu leur soutien et l’espace mental qu’elles m’ont permis de me dégager. Un livre, vous pouvez l’écrire seul, mais pour un film, il vous faut un village. C’est à ce moment-là que j’ai enfin pu trouver une équipe et c’est comme cela que nous avons commencé.

Le cinéma était-il un véritable moyen de vous réapproprier votre corps ? Votre récit ?

Le montage a été difficile. Le processus de réalisation du film a pris huit, neuf ans, et le montage lui-même a pris quatre ans. Nous avions plus de quatre cent cinquante heures d’images dans lesquelles nous devions nous plonger. Je devais aussi faire face à mon traumatisme. C’était difficile, mais le fait d’être capable de construire l’histoire à partir de mon propre récit avec ma propre voix fut comme une guérison. Cependant, quand je le faisais, il s’agissait plus d’une séance de thérapie, cela n’a pas été facile, mais en fin de compte, c’était thérapeutique.

Des inconnus sont devenus votre équipe de tournage et de post-production. Comment avez-vous réussi à travailler avec eux autour de votre affaire et ces traumatismes ?

Ce qui est génial, c’est que nous n’avions pas de financement au début. C’était donc principalement fait par des amis. J’avais parfois besoin de prendre un peu de distance par rapport aux images, aussi, quand c’était trop pour moi, mon équipe le comprenait. Je suis très surprise qu’ils m’aient comprise. Ils étaient vraiment passionnés par le projet et ils n’avaient pas été recrutés de manière traditionnelle, ils ont pu me laisser le temps de réfléchir et de digérer. Par exemple, avec ma monteuse, quand nous montions au début, je m’endormais souvent dans la salle de montage, c’était ma façon de me couper du trop-plein d’images intimes ou violentes. Elle a compris que c’était la raison pour laquelle je dormais, et puis nous avons petit à petit commencé à trouver un moyen de gérer ces phases de sommeil pendant notre travail. Curieusement, lorsque nous avons presque terminé la fin du film, j’ai arrêté de m’endormir. C’était un signe. Mon équipe a été tout simplement incroyable en matière de compréhension de mes traumatismes. Dans l’industrie du documentaire, il faut aussi parler de la santé mentale des cinéastes. J’avais une excellente équipe qui le comprenait, mais ce n’est pas souvent le cas des équipes ou des financiers.

©2023 Star Sands, Cineric Creative, Hanashi Films

Vous utilisez beaucoup d’images d’archives publiques et privées, en plus de vos propres images. Ont-elles été difficiles à obtenir ?

Ce n’était pas facile. Et nous n’avons pas pu accéder à certaines d’entre elles, alors nous avons dû alterner les images. Par exemple, nous ne pouvions pas accéder à la vidéosurveillance, nous ne pouvions pas avoir d’autorisation, nous avons donc dû changer l’extérieur et l’intérieur, mais nous devions aussi payer pour cela. Aussi, chaque fois que ces questions se posaient, nous devions aussi nous demander si c’était du bien public ou non. Nous avons eu énormément de discussions autour de la vidéosurveillance ou des enregistrements. Et la raison pour laquelle nous avons décidé de les ajouter, c’est parce que nous pensons que c’est pour le bien et l’intérêt public.

Vous n’avez pas à répondre, mais avez-vous payé pour le fichier de vidéosurveillance de l’hôtel [celui de son agression sexuelle] ?

J’ai dû payer, environ 450 000 yens japonais, aujourd’hui je crois que ça représente environ 3000 euros. C’était beaucoup, mais la caméra de surveillance est le seul moyen de le prouver. J’espère que la diffusion de ces images changera les choses. Je veux en quelque sorte sensibiliser le public et les chaînes d’hôtels sur leur responsabilité envers les victimes, les survivants de violence, parce que cela se produit souvent dans ces endroits et nous avons besoin de leur soutien. Je souhaite concentrer une partie de mon travail autour de cela.

Le film n’a toujours pas de distributeur au Japon, alors que vous étiez nommée aux Oscars 2025. Quelle est votre vision au sujet de ce refus continu de votre propre pays de reconnaître votre vécu ? Pensez-vous que les mêmes personnes proches du pouvoir essaient de vous censurer ?

Grâce au mouvement #MeToo dans le monde entier, nous voyons que le cas du Japon n’est pas isolé. Les médias sont plus ouverts aux témoignages, mais quand une affaire de violences sexuelles s’accompagne d’une corruption du pouvoir, il est encore difficile d’en parler. Toutefois, il n’y a pas que le Japon, regardez l’Amérique qui a réélu Trump. Il a énormément d’allégations contre lui. Il faut parler de la fréquence à laquelle la violence et le harcèlement s’accompagnent d’une relation de pouvoir déséquilibrée. Je ne peux pas parler pour eux, mais moi, je n’abandonne pas. Pour moi, ce documentaire est ma lettre d’amour au Japon, à ma petite sœur et à mes amis qui vivent toujours là-bas. Si je n’y pensais pas, je ne ferais même pas ce film. Si la police avait fait son travail, si les médias avaient fait leur travail, je n’aurais jamais eu besoin de faire le film ou d’écrire le livre. Malgré tout, je reste optimiste pour la suite.

Vous vivez à Londres, retournerez-vous un jour vivre au Japon ?

Je suis retournée au Japon pendant la période du covid pour monter ce film. Depuis un an, je vis dans ma valise. Je fais le tour du monde et des festivals avec ce film, mais maintenant, je suis en mission pour trouver un nouvel endroit où vivre. J’aimerais y retourner, mais j’ai besoin d’un endroit où je me sens en sécurité et à l’aise. Et pour l’instant, ce n’est pas le Japon, malheureusement, alors que c’est là que se trouvent ma famille et mes amis. J’ai eu un soutien incroyable de la part de la France et on m’a dit que Paris serait une autre maison incroyable, car il y a une vraie communauté de cinéastes et de cinéastes de documentaire. Il faudrait que je travaille mon français (elle rit). C’est une possibilité.

C’est donc la prochaine étape pour vous ?

Oui. Trouver une maison, et puis se mettre à travailler sur le prochain film. C’est vague comme projet pour le moment. J’aimerais juste remercier les autres films incroyables qui me touchent et qui ont guidé mon travail sur Black Box Diaries. Il y a eu des films, de la musique et des livres, mais j’ai beaucoup appris à travers le cinéma pour trouver le courage de faire mon documentaire. Il y a les films que j’ai regardés au hasard et certains parce que ma meilleure amie aime le cinéma, et quand je ne pouvais pas retourner à mon appartement au Japon, je restais chez elle. Elle m’a montré beaucoup de vieux films. Erin Brockovich, seule contre tous (de Steven Soderbergh, 2000) m’a inspirée, Spotlight (de Tom McCarthy, 2015) aussi et le documentaire Anita: Speaking Truth to Power (de Freida Lee Mock, 2013), sur le combat de l’avocate Anita Hill, ainsi que le documentaire Pour Sama (de Waad Al-Kateab et Edward Watts, 2019),qui m’a montré les travaux de terrain d’une journaliste femme et m’a vraiment aiguillée sur la propre direction de mon film.

Propos recueillis Lisa Durand 

Black Box Diaries

Écrit et réalisé par Shiori Itō

Avec Shiori Itō

Japon, Grande-Bretagne, U.S.A ,2023

Depuis 2015, Shiori Itō défie les archaïsmes de la société japonaise suite à son agression sexuelle par un homme puissant, proche du premier ministre. Seule contre tous et confrontée aux failles du système médiatico-judiciaire, la journaliste mène sa propre enquête, prête à tout pour briser le silence et faire éclater la vérité.

En salles le 12 mars 2025.

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