RENCONTRE AVEC GUYLAINE MAROIST - “On a emprunté au film de genre car les femmes vivent dans l’horreur”

Léa Clermont-Dion et Guylaine Maroist

Dans Je vous salue salope, Guylaine Maroist et Léa Clermont-Dion donnent la parole aux femmes à qui on a voulu la retirer : les victimes de misogynie numérique, toujours plus nombreuses. Guylaine Maroist, journaliste de formation, est revenue pour Sorociné sur ce projet empathique, provocateur, et surtout, de longue haleine.

Sorociné : l’ébauche de Je vous salue salope a été esquissée en 2015. Qui en est à l’initiative ?

Guylaine Maroist : C’est Léa Clermont-Dion, une jeune autrice féministe très influente au Québec. À la parution de son livre Les Superbes (ndlr : coécrit avec Marie-Hélène Poitras), un recueil d’entretiens avec des femmes de pouvoir, elle a commencé à se faire cyberharceler. Un homme a même écrit sur Twitter : “Toutes les femmes dans son livre… C’est comme si Marc Lépine avait refait une liste dans l'au-delà.” Marc Lépine, le masculiniste qui a tué 14 femmes à l’école polytechnique de Montréal en 1989. Il avait une liste de féministes à éliminer, et s’il a ciblé Polytechnique, c’est parce qu’il estimait que les femmes ingénieures prenaient la place d’hommes. Ce geste terroriste, qu’on a mis du temps à reconnaître comme tel, était celui d’un homme qui ne pouvait pas accepter que les femmes soient ses égales en société. Actuellement, sur les réseaux sociaux, il y a la résurgence de cette idéologie. Des hommes écrivent ce genre de choses. Et les choses ne se sont pas améliorées avec le temps, même après #MeToo. Nous avons vu la misogynie croître en ligne, avec une force qu’on aurait jamais pu anticiper en 2015. 

Vous avez travaillé sur ce documentaire pendant sept ans, donc sur un temps très long. 

Nous voulions prendre le temps de faire une vraie recherche, et nous nous sommes demandé comment raconter une histoire avec un vrai impact émotionnel. On a lu beaucoup d’études et consulté des experts pour mieux comprendre le problème, mais ce sont surtout des victimes que nous avons rencontrées. Des jeunes filles, des femmes, des politiciennes chevronnées… Et c’est à force d’en rencontrer que nous avons compris le but des agresseurs : les faire taire au quotidien. C’est là que la forme du film nous est apparue.

 

La militante française Marion Séclin, la politicienne italienne Laura Salvini et l’américaine Kiah Morris ainsi que l’enseignante québécoise Laurence Gratton ont toutes été victimes de misogynie virtuelle. Leur récit est le fil conducteur du film.

Plus que des témoignages, nous voulions suivre leur quotidien pour montrer et faire ressentir au spectateur ce dont elles sont victimes. Nous les avons rencontrées régulièrement pendant deux ans, à des moments où elles subissaient du cyberharcèlement en direct. 

 

Parmi tous les témoignages recueillis, qu’est-ce qui vous a fait garder les leurs en priorité ?

Il fallait de la diversité. Si on n’avait suivi qu’une seule femme, le public aurait pu se dire : “C’est ce type spécifique de femmes qui se font harceler.” Alors que toutes les femmes sont concernées : celles qui s’expriment dans l’espace public comme Marion Séclin et Laura Salvini, mais aussi des anonymes comme Laurence Gratton qui a été traquée par le même homme pendant cinq ans. 

 

Dans la plupart des cas, le cyberharcèlement ne s’arrête jamais complètement. Comment réussir à faire parler les victimes ? 

Laurence avait peur de parler, mais elle tenait à le faire pour qu’on arrête de banaliser la cyberviolence. Quand le film est paru au Québec, son agresseur a recommencé. C’est un risque bien réel, et beaucoup de femmes ont refusé de témoigner à l’écran par peur d’une récidive. Léa Clermont-Dion et moi nous sentions très responsables de nos intervenantes, donc on s’est demandé comment les protéger. Certains témoignages ont fini par être coupés au montage pour cette raison. 

Le film reste très difficile à regarder. Tout dans le montage et la mise en scène nous pousse à nous identifier à ces femmes, à ressentir leur calvaire. 

On a emprunté au film de genre, car ces femmes vivent dans l’horreur. En rejouant des passages de leurs histoires, en mettant une trame sonore soutenue dont le bruit omniprésent des notifications… Au Canada, il y a cette tradition du documentaire d’observation, à laquelle je souscris d’habitude. Mais ici, ça n’aurait pas sonné juste. Il fallait insuffler une dimension cinématographique pour créer une expérience sensorielle, et sortir du témoignage basique, du style “têtes parlantes à l’écran”. C’est aussi pour ça que nous avons enlevé le plus d’interventions d’experts possible. Il est primordial de donner la parole à ces femmes, car le but des harceleurs est justement de la leur retirer. 

L’affiche et le titre du film empruntent à la religion chrétienne. Pourquoi ces références ? 

On voulait trouver un titre qui choque autant que les propos en ligne. Et c’est l’artiste Aelys Laforest-Jean qui a retranscrit cette idée en créant l’affiche du film.

Propos recueillis par Léon Cattan


Pour aller plus loin

Léa Clermont-Dion et Guylaine Maroist portent la campagne de sensibilisation #stoplescyberviolences, à découvrir sur le site https://jevoussaluesalope-film.com/. Des ressources pédagogiques, des recours et dispositifs d’aide aux victimes y sont référencées. 


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